Présentation
C'était un beau domaine que cet établissement industriel de M. Auguste Guérin, à la Rivière-Blanche, avec son grand bâtiment principal, sa tonnellerie, sa forge, ses magasins, ses chantiers, sa flottille de chalands, ses dépendances, toutes les constructions complétant une vaste exploitation sucrière, y compris un châtelet superbement aménagé, entouré de verdure, séparé de la route coloniale par un mur surmonté d'une grille en fer forgé, ce châtelet servant de maison de campagne au propriétaire, — et, plus bas, vers la Rivière-Sèche, dans un bouquet de lianes toujours en fleurs, le gracieux chalet habité par M. Eugène Guérin fils, administrateur en second de l'usine; enfin, aux alentours, les pavillons des employés.
Au mois de mai, la campagne agricole finie, on ne manufacturait plus à la Rivière-Blanche que les bas produits, et le personnel était alors très restreint.
Entre temps, M. Eugène Guérin prêtait une attention vigilante aux allures du volcan, à ses grondements sinistres, aux nuées de cendre qu'il projetait, au débit inusité des eaux de la rivière, à leur température, à leur aspect repoussant, fangeux et noir. Il prit sans retard la détermination d'éloigner ses enfants et de les envoyer à leur vénérable aïeule, en résidence dans sa maison de ville, à Fort-de-France. Quant à lui, homme du devoir par-dessus tout, il entendait poursuivre sa tâche jusqu'au bout, si possible, et ne pas priver les ouvriers d'un salaire dont leurs familles avaient besoin plus que jamais. M""" Guérin la jeune était obstinément restée auprès de son mari.
Pourtant, l'heure vint de songer au salut commun et de déserter l'usine.Le yacht sous pression attendait au port. C'était le lundi 5 mai,un peu après midi. Le patron, suivant les ordres reçus, appelait les passagers et Guérin et sa j e u n e femme, ceux-ci gagnaient l'embarcadère, quand M. Auguste Guérin, qui avait déjeuné chez sa belle-fille, réfléchissant à une communication à laisser au premier contremaître, se dirigea vers la demeure de ce dernier, à gauche de l'usine, du côté de la Rivière-Sèche.
0 infernale horreur !
A l'instant où M. Guérin père s'éloigne ainsi pour une minute, et où son fils, debout, l'attend, prêt à s'embarquer avec sa femme et ses serviteurs, tous sont emportés à la mer sous un fleuve de boue.
Avant qu'on en ait rien soupçonné, crevant tout à coup d'entre l'espace restreint des falaises qu'elle avait rempli, l'avalanche submerge la plaine de l'usine, renversant, roulant, ensevelissant, saccageant ce qu'elle trouve sur son passage. En un clin d'oeil, là où tout à l'heure causait M. Eugène, là où circulaient les employés, là où les ouvriers allaient et venaient, là où se dressaient tant de constructions, là où des curieux exploraient les abords de la rivière et le pied des mornes, là où sifflait le yacht, là où de nombreux chalands s'alignaient dans leur bassin de garage, il n'y eut plus trace de vie ni de labeur humains. Deux tronçons de cheminées, seuls, marquaient l'emplacement de l'usine de la Rivière-Blanche.
La masse de boue dévastatrice atteignit une cinquantaine de mètres de hauteur.