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Vivez l'Odyssée "Canne à sucre et du rhum patrimoine" vue de la mer

Présentation

L’habitation créole englobait toujours un moulin, quel qu’il fut. Mais l’image que les Martiniquais se faisaient d’elle, à l’époque où elle était encore le fondement économique et social de leur vie, ne comportait déjà aucune machinerie. De l’extérieur, on pourrait croire que seules les descriptions techniques des premiers missionnaires chroniqueurs attestent de la présence de cet équipement essentiel à la mise en valeur coloniale des Isles d’Amérique et à la formation de la culture créole.

En témoigne cette curieuse et significative illustration du numéro de la revue CARÉ consacré à «la mort introuvable» (janvier 1980). On y voit en effet, page 42, la photographie d’un hangar à moulin contenant son mécanisme de broyage de la canne à sucre avec ses roues et ses engrenages métalliques, mais vide d’hommes. La légende dit : «machine devenue célibataire»?; le fascicule ne contient ni article ni commentaire qui renvoie à cette illustration isolée et à sa légende…

C’est vraisemblablement ainsi que reposent aujourd’hui les moulins dans la mémoire collective : une image isolée, sans contexte ni humain ni historique, une machine veuve de son travail et de sa fonction, une réalité déjà morte, puisque dénuée de sens et donc ignorée des regards. On ne voit que ce qu’on reconnaît.

1. Le souvenir infirme des moulins
«?On ne peut être à la fois au four et au moulin?», «?il vaut mieux aller au moulin qu’au médecin?», «?il faut tourner le moulin lorsque souffle le vent?» disent, entre autres, les proverbes français, «?le moulin ne peut moudre avec l’eau qui est déjà passée?» dit un vieux dicton anglais…

Dans la culture créole, nous n’avons point d’équivalent1. Aussi loin qu’on remonte dans le temps, on ne trouve d’évocation des moulins ni dans les dictons ni sous la plume des écrivains antillais.

Marbot François. (1846) 2002. Les Bambous. Fables de La Fontaine travesties en patois créole par un (...)
Pas plus que le moulin n’existe le meunier, fabriquant de farine de manioc ou plus généralement meneur de moulin. C’est au point que, renonçant à traduire le «?meunier?» de la fable de La Fontaine, Marbot (1846) en fait un «?zabitant?», terme qui signifie maître d’une «?habitation?», l’unité agro-industrielle qui caractérise la première colonisation française2.

Soyons justes, les illustrateurs de voyage du XIXe siècle ont abondamment représenté le travail du moulin à canne et, dans les années 1900, quelques photographes ont édité des cartes postales, en considérant que les vieux moulins à vent pouvaient être des «?souvenirs de la Martinique?». Mais aujourd’hui, aucun de leurs successeurs ne les imite et rares sont ceux qui saisissent l’image d’une grande roue hydraulique ou d’une cheminée d’ancienne machine à vapeur pour en faire un témoignage de visite de l’île.

En fait, la culture créole semble s’être d’abord fermée aux techniques, puis constituée en système de défense contre elles, parce qu’elle a voulu confondre en un tout le travail, les machines et l’inhumanité de l’organisation servile, orientée en cela par ceux qui en ont fait leur fonds de commerce.

Pourtant, lorsque l’on regarde le paysage de la Martinique, on se rend immédiatement compte que notre île est particulièrement riche en témoins d’une technologie destinée jadis à transformer les productions agricoles : vieille cheminée, tour étranglée par un figuier maudit ou arches à demi effondrées d’un aqueduc. Ainsi, même si les hommes de lettres n’ont pas su les chanter, les ruines mécaniques s’imposent aujourd’hui parmi les rares témoins de l’activité technique de la communauté martiniquaise durant toute la période de sa formation.

Sa découverte, par l’intelligence objective des structures matérielles, et sa mise en valeur devraient être utilisées comme instruments d’une pédagogie créative, diversifiée et stimulante.

2. Les moulins et l’histoire coloniale
Si l’industrie sucrière doit son développement à l’emploi massif des esclaves transportés d’Afrique, la plupart des moulins qui subsistent aujourd’hui sont les témoins concrets d’une évolution technique complexe et mal connue qui commence avant l’esclavage et se poursuit bien après. Produit dans le temps, le moulin offre d’abord le moyen le plus concret d’enseigner l’histoire de l’installation de l’homme à la Martinique. Plus généralement, la découverte concrète des machines permet de faire comprendre que, derrière la puissance politique ou militaire de tel ou tel gouvernant du passé, s’activaient des forces capables de fournir la chaux et le fer pour bâtir, le sucre et le rhum pour remplir les caisses du Trésor et même la farine de manioc pour nourrir les troupes.

Les premiers installés dans l’île ne se servaient pas encore de machines : la grage à manioc amérindienne, le mortier et le pilon africains, la serpe ou le coutelas européens sont des outils. Mais, rapidement, les colons qui s’installent sur le littoral caraïbe se préoccupent d’assurer leur survie en cultivant le manioc et de produire des plantes susceptibles d’être vendues en Europe : le tabac appelé pétun, le coton, le gingembre, le roucou et l’indigo.

Dans le cas du manioc et du pétun qui doivent être transformés avant consommation, la nécessité d’une machine s’impose rapidement. Dès avant 1667, d’après Dutertre, les cases à manioc ou grageries sont équipées d’un «?moulin à grager?» pour transformer les tubercules en farine, d’un moulin à égrainer le coton et d’un rouet pour «?torquer?» (rouler en corde) les feuilles de tabac.

Dans les trois cas, la machine est conçue suivant le principe du moulin, c’est-à-dire d’une roue agissant sur la matière et mue par une force extérieure. À cette époque, la machine est actionnée à bras d’homme pour le manioc, le tabac et l’indigo (moulin à bras) ou avec le pied pour le coton (moulin à pédale).

La culture du tabac, du coton et de l’indigo a été abandonnée dès le XVIIIe siècle et avec elles ont disparu les moulins à égrainer, à torquer, à broyer et à battre (pour l’indigo), mais des moulins à manioc en bois, identiques à ceux du XVIIe siècle ont heureusement pu être préservés avant que les termites ne les aient fait disparaître.

Pour produire de la farine de manioc et de la cassave, de nombreuses habitations se sont pourvues de moulins à grager plus importants, actionnés par une roue à eau. Ensuite, ce sont la préparation du cacao et du café qui ont bénéficié à leur tour de l’utilisation de machines hydrauliques.

3. Les moulins et le sucre
On l’appelle frangourin ou frangolin à La Réunion.
Dès le début de la colonisation, on avait commencé à faire un peu de vin de canne à la Martinique. À cette époque, on écrasait les cannes pour en extraire le vesou (le jus) à l’aide de deux rouleaux broyeurs en bois entraînés par une roue à bras?; on appelait cet appareil un bric-à-brac3. Ainsi, le premier moulin à canne fut un moulin à bras.

Le moulin à manège, connu en Europe depuis des siècles, a été adapté au broyage de la canne des Antilles et du Brésil par les Espagnols ou les Portugais dès le début du XVIe siècle : on doit considérer que ce type de moulin est une création du Nouveau Monde, une technologie véritablement «?créole?». Cette machine est introduite dès 1640 à Saint-Christophe, puis vers 1645 à la Martinique : on écrasait la canne à l’aide de trois rouleaux broyeurs en bois entraînés par des animaux de trait tournant en manège.

En 1654, des protestants hollandais et des judéo-portugais, chassés du Brésil, se réfugient à la Martinique. Ils introduisent à Saint-Pierre la technique du moulin à eau que les Portugais avaient mise au point depuis un siècle dans leur colonie américaine et celle du moulin à vent que les Hollandais avaient transplantée à Pernambouco depuis 1624.

Contrairement à ce que l’on croit généralement, tous les types de moulins mécaniques ont été introduits à peu près en même temps à la Martinique. Se propageant de l’Ouest vers l’Est, ils ont suivi les aléas de la colonisation de l’île et du développement de l’industrie sucrière. Actionnés par des bêtes, par l’eau ou par le vent, ils ont coexisté jusqu’au XXe siècle, même si, à partir de la seconde moitié du XIXe, les moulins à vapeur ont peu à peu fait reculer les moulins à vent d’abord, les moulins à bête ensuite et enfin les moulins à eau.

Si le moulin à manioc, à café ou à indigo, d’abord actionné par l’homme, est devenu une machine entraînée par l’eau, c’est que le sucre est venu s’imposer comme production dominante de la Martinique et y a transformé la technologie. En outre, seuls les équipements liés à la canne à sucre ont pris des dimensions monumentales et ont marqué le paysage en défiant le temps.

4. Les moulins et l’enseignement technologique
Un moulin est une machine à moudre, piler, pulvériser ou broyer certaines matières pour en obtenir la quintessence. Le mot moulin désigne à la fois la machine et le moteur qui l’actionne depuis l’extérieur : manège, aile, roue ou machine à vapeur.

L’observation de la machine broyeuse peut être dissociée de celle du moteur qui lui fournit son mouvement pour faire comprendre ce qu’est un mécanisme : un ensemble d’éléments mobiles dans une structure fixe. L’identification des éléments indispensables au fonctionnement de chaque mécanisme permet d’aborder les notions de chaîne cinématique et d’entraînement, de faire comprendre les différentes natures de mouvement ainsi que les transformations du mouvement par les engrenages.

Pour le moteur, le mouvement d’ensemble se fait avec transformation par engrenage conique dans le cas du moulin à vent, par roue dentée dans le cas des moulins à eau et à vapeur. Dans le moulin à eau vertical et dans le moulin à vent, il y a double transformation du mouvement par l’engrenage dit «?à lanterne?» : transformation de la direction par le renvoi d’angle et démultiplication de la vitesse par la différence de diamètre des roues dentées.

L’observation d’une vanne sur un canal de moulin à eau apporte aussi des enseignements. On peut tirer ou pousser le panneau vertical mobile à la main s’il est de petite taille?; le mouvement produit est alors une simple translation. Dans le cas d’une vanne plus lourde, l’utilisation de la crémaillère permet de transformer le mouvement circulaire peu important appliqué à la manivelle en un mouvement linéaire impliquant une grande force pour lever ou pour baisser le panneau de la vanne. La transmission du mouvement se fait, dans le cas de la crémaillère, avec démultiplication et transformation par un engrenage.

De toutes les machines utilisées au cours de l’histoire de la Martinique, les moulins à canne sont les plus connus et les plus accessibles. Le moulin à canne est un appareil mû par rotation et qui travaille par rotation. Le mouvement circulaire est tout à la fois le moteur et l’action du moulin?; on peut même dire qu’il conditionne sa définition.

Le mécanisme comporte trois rouleaux mobiles maintenus côte à côte par un châssis fixe. Le rouleau menant (n° 1) reçoit le mouvement de l’arbre moteur et le transmet aux deux rouleaux menés (n° 2 et 3) par l’intermédiaire d’un engrenage de roues dentées appelées hérissons. Le hérisson du rouleau central s’engrène dans ceux des deux rouleaux latéraux et les fait tourner en mouvement inverse.

La canne est introduite par l’avant entre les rouleaux n° 1 et 2 puis réintroduite par l’arrière entre les rouleaux n° 2 et 3. Chaque pièce de la machine est animée d’un mouvement circulaire (rotation), seule la canne est affectée d’un mouvement linéaire (translation) en passant d’un rouleau à l’autre.

5. Les moulins et le travail
Étudier les moulins en classe permet aussi de transmettre des notions de base aussi indispensables que celles d’énergies et de donner une autre conception du mot «?travail?». Parmi les deux grandes formes d’énergie, la chaleur et le travail, celle qui permet de mettre les objets en mouvement s’appelle l’énergie motrice ou encore mécanique. Les moulins à bras, à bêtes, à vent, à eau et à vapeur transforment diverses énergies mécaniques et thermiques en travail. Le principe du moulin est celui d’une roue agissant sur la matière et mue par une force extérieure, c’est cette force agissante qui permet d’expérimenter et de concevoir les notions d’énergie et de travail.

La première force capable d’actionner un outil pour agir sur la matière est celle produite par les muscles : vient d’abord celle de l’homme, ensuite celle des animaux. Ces deux forces sont les premières énergies mécaniques.

En Eurasie, l’homme a trouvé de grands mammifères à domestiquer, il s’en est servi pour accroître la capacité de travail au moulin. N’ayant pas trouvé de tels animaux en Amérique, les Européens commencèrent par y introduire et y acclimater des bœufs, des mulets et des chevaux de l’Ancien Monde. Actionner un moulin avec des bêtes supposait élever et nourrir des animaux. Les maigres pâturages et la sécheresse du Carême faisaient que les troupeaux de la Martinique ne pouvaient ni s’accroître ni même se conserver4 : il fallait sans cesse importer du continent américain de nouvelles bêtes.

C’est pour réduire cette dépense et accroître la rentabilité de la sucrerie que l’on s’est tourné vers des forces motrices gratuites, des énergies renouvelables dirait-on aujourd’hui. Parmi ces énergies mécaniques, seules celles de l’eau et du vent ont d’abord été utilisées.

L’énergie éolienne libère des contraintes de construction liées à l’usage de l’énergie hydraulique, mais elle est beaucoup plus dépendante des variables naturelles. Aussi n’a-t-on choisi le moulin à vent que lorsque l’hydrographie ne permettait pas d’alimenter correctement une roue. La force naturelle de l’eau présente en effet de multiples avantages : renouvelable indéfiniment, stockable, ne consommant ni herbage ni grain, elle est dénuée de l’irrégularité capricieuse du vent. Jusqu’à l’avènement de la vapeur qui est un prolongement physique de celle-ci, l’eau a été la principale source d’énergie non musculaire.

Il est facile de transformer l’énergie mécanique en énergie thermique : il suffit de frotter énergiquement un objet?; c’est ainsi que les Caraïbes faisaient du feu. L’opération inverse, l’obtention de travail à partir de chaleur, n’a été maîtrisée en Europe et dans ses colonies qu’au XVIIIe siècle par l’invention de la pompe à feu. La machine à vapeur et toutes les machines thermiques transforment de la chaleur en mouvement, c’est-à-dire en énergie mécanique. Pour obtenir la chaleur, on se sert de la combustion de matériaux naturels : bois, charbon de bois, charbon de terre — ou houille — et bagasse.

Lors de l’introduction des premières machines à vapeur à la Martinique, les forêts de l’île ne pouvant fournir le bois nécessaire au chauffage, on a donc fait appel à du charbon de terre importé d’Europe et l’on a brûlé la bagasse. Parmi ces combustibles, seule la bagasse est renouvelée chaque année par la récolte et le broyage des cannes à sucre, alors que la coupe du bois fait reculer la forêt et que la houille est un fossile que l’homme ne peut reconstituer.

Au fond, toutes les sciences exactes sont concernées par l’utilisation pédagogique des moulins, dans la mesure où une sucrerie, une roue hydraulique ou les ailes d’un moulin à vent sont des applications concrètes de la géométrie, de la mécanique, de la chimie du carbone et des lois de l’évaporation.

6. Les moulins et l’environnement
Jusqu’à l’introduction de la chaudière à charbon, on ne pouvait disposer que des énergies naturelles : c’est la nature qui dictait ses conditions — même pour l’énergie animale qui supposait l’adaptation et la nourriture des bêtes de trait. En ayant recours aux forces naturelles, l’homme parvient à les réguler, mais jamais à les commander. Il est même incapable de prévoir les plus terribles et de se prémunir contre leurs effets destructeurs : ni l’ouragan, ni l’avalasse, ni le tremblement de terre qui sont des forces inimaginables ne peuvent être contrôlés et, en conséquence, ne peuvent être utilisées.

L’observation des moulins débouche ainsi directement sur l’enseignement de la géographie, depuis la simple orientation par rapport aux phénomènes naturels, la climatologie, l’initiation à la topographie et à l’hydrologie, jusqu’à la lecture des paysages. Étudier les moulins en classe permet plus généralement de découvrir l’environnement naturel, d’initier aux techniques de construction et à l’architecture.

La tour des moulins était construite en maçonnerie de blocage ou de pierre de taille et s’élevait à une dizaine de mètres au maximum, les parois pouvant atteindre plus d’un mètre d’épaisseur au sol. Au sommet de la construction se trouvait une couronne de roulement, le plus souvent en bois, sur laquelle pivotaient les engrenages supérieurs et la toiture couverte en essentes, ensemble mobile appelé coiffe ou chapiteau.

Le bâti du moulin à eau — la «?case à moulin?» — est en lui-même une construction plus simple que la tour du moulin à vent, mais le circuit hydraulique — digue, canal, bassins de régulation, vannes — représente toujours un ouvrage important et complexe. Les retenues d’eau, les canalisations souterraines et les aqueducs qu’il a souvent fallu bâtir sont d’authentiques ouvrages d’art.

Au premier abord, les vestiges architecturaux des anciens moulins (tour, case à moulin, circuit hydraulique) renseignent sur des techniques de construction aujourd’hui oubliées. Leur réhabilitation permet aux jeunes maçons, ferronniers et charpentiers de se réapproprier les savoir-faire de leurs ancêtres.

7. Moulins et paysage
À partir de l’observation des ruines et de l’étude des mouvements, il est facile de passer à un éveil à l’esthétique, dans le cadre des cours d’arts plastiques

Le charme des vieux moulins à vent, la séduction des roues hydrauliques ne sont reconnus par les catalogues touristiques et par nombre de visiteurs que comme des curiosités. C’est que la beauté de l’objet technique n’apparaît que lorsque celui-ci est inséré dans son monde, géographique, mais surtout humain : l’impression esthétique est alors relative à l’insertion?; elle est comme un geste familier.

Ainsi, le moulin à vent n’est totalement beau que lorsque le vent gonfle ses ailes et les fait tourner. Les ailes dans le vent sont belles, comme une figure chorégraphique lorsque le danseur fait tournoyer sa cavalière. Et même la tour privée de son mécanisme est belle, comme une statue sur un promontoire, lorsqu’elle s’inscrit en un point-clef du monde géographique et humain, c’est-à-dire le paysage choisi parce qu’il était le mieux adapté.

Elle devient ordinaire, voire incongrue, lorsqu’un lotissement de pavillons sur pilotis en béton a envahi et défiguré son environnement.

Mais alors que nombre d’authentiques moulins à vent tombent en ruine, sont envahis par la végétation ou sont purement et simplement détruits pour en récupérer les magnifiques pierres taillées à la main, on assiste aujourd’hui à la construction de faux moulins pour servir d’enseigne à des distilleries qui n’en disposaient pas et qui ont même cessé de fonctionner.

L’objet technique n’est pas beau dans n’importe quelle circonstance et n’importe où. C’est pourquoi la découverte de la beauté des objets techniques ne peut être laissée à la seule perception : il faut que la fonction de l’objet soit comprise par son spectateur?; autrement dit, il faut une éducation technique pour que la beauté des objets techniques puisse être appréhendée. La fonction de l’objet, sa structure et le rapport de celle-ci au monde, doivent être totalement assimilées pour être correctement imaginés et esthétiquement ressentis.

Ainsi, on ne peut construire des copies de moulin à partir d’une gravure, à la façon d’un Disneyland, dans n’importe quel site, «?pour faire vrai?». La démarche du faux qui fait vrai ignore la véritable fonction de l’objet technique et méprise son insertion dans la nature. Le «?chiqué?» rabaisse tout ouvrage au niveau d’une image de réclame et le prive de toute dimension pédagogique et même esthétique. Nous sommes dès lors dans ce que Umberto Ecco découvrait de plus consternant dans la «?culture?» nord-américaine : la guerre du faux (1985).

Pour redonner aux moulins l’importance qu’ils ont perdue dans la mémoire collective, il faut réintroduire la conscience de la nature même des machines, de leurs relations mutuelles, mais aussi de leurs relations avec l’homme et des valeurs impliquées dans ces relations. Étudier les machines, c’est comprendre les évènements passés, interpréter les paysages et surtout rendre hommage aux Hommes. Car la réalité technique est aussi une réalité humaine?; elle est la médiatrice fondamentale de l’humanité avec la nature et toute culture qui refuse d’incorporer les êtres techniques sous forme de connaissance et de sens des valeurs est une culture incomplète, infirme et donc condamnée à brève échéance.

La prise de conscience des modes d’existence des objets techniques, à laquelle G. Simondon conviait, en 1958, une civilisation qui se croyait pourtant déjà technicienne par excellence, doit devenir, pour nos cultures périphériques, une nécessité supérieure6. Les vecteurs du savoir, les pédagogues et les créateurs qui s’enferment dans la pensée abstraite, l’imaginaire et le verbe ne doivent pas oublier qu’ils ont une tâche à remplir, un véritable devoir — analogue à celui que leurs prédécesseurs ont joué pour l’abolition de l’esclavage et l’affirmation de la valeur de toute personne humaine — car, si les nouvelles générations s’enlisent dans la méconnaissance de machines dont elles ne savent que jouir, elles en deviendront immanquablement et rapidement les esclaves.

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